De la rationalité à la démarche de recherche

Hygiène mentale est une de mes chaînes vidéo préférées, et même si elle parle avant tout d’esprit critique, je pense que beaucoup d’épisodes peuvent aider à saisir la logique de la démarche de recherche.
Son auteur, Christophe Michel, a d’ailleurs très récemment participé à un live du Café des Sciences sur les liens entre les deux : https://www.twitch.tv/videos/602428937?filter=archives&sort=time.

L’épisode 31 sur la rationalité appliquée me semble particulièrement utile :
https://skeptikon.fr/videos/watch/8be5ab05-8957-4e88-81ee-f98db3751873

Dans cette vidéo, Christophe Michel distingue notamment, pour tout problème à résoudre, les objectifs qu’on se donne (la morale, l’idéologie), les connaissances dont on dispose sur les faits (la rationalité épistémique) et les décisions à prendre en conséquence (la rationalité instrumentale).
Cela fait écho aux attendus d’un travail de recherche en sciences de gestion, dans lequel on doit :

  • identifier et préciser les objectifs possibles, sans prendre parti pour l’un ou l’autre (ce ne sont pas les objectifs individuels qui comptent dans ce type de travail, mais ceux possiblement recherchés par les personnes et organisations à qui les travaux menés sont susceptibles de servir),
  • recenser (et compléter lorsqu’il y a une partie empirique) l’état des connaissances liées à ces objectifs, notamment sur les façons de les définir et celles de les atteindre,
  • proposer en conséquence des critères de décision et des pistes d’action.
Capture d’écran de l’épisode 31 de la chaîne Hygiène mentale

Par exemple, en matière de politiques culturelles, mon sujet fétiche :

  • trois objectifs sont identifiables dans les différents discours : soutenir la création, accompagner la construction de soi par les individus, faciliter la cohésion sociale.
  • différents moyens d’atteindre cela sont envisagés, avec (caricaturalement) deux pôles qui s’opposent entre une facilitation de l’accès aux œuvres (démocratisation culturelle) et une facilitation de la participation à la vie culturelle (démocratie culturelle, droits culturels).
  • les études sociologiques peuvent aider à se faire une idée de l’efficacité de chacun de ces moyens pour atteindre les différents objectifs identifiés, et donc orienter les décisions et actions menées (par exemple, sur quels indicateurs décider d’attribuer ou non une subvention, ou avec quel contrat d’objectifs ; ou encore quels artistes et œuvres programmer ; ou quels dispositifs de financement de la création mettre en place ; ou quelles formations des artistes ;…).
Autre capture d’écran de l’épisode 31 de la chaîne Hygiène mentale

Dans les travaux de recherche en sciences de gestion on est amené.e à discuter chacun de ces trois pôles, pour affiner ce dont on parle, avec parfois des frontières un peu floues entre les différents éléments. Si je reprends cet exemple des politiques culturelles :

  • on a déjà identifié plusieurs objectifs possibles, ce qui constitue en soi un début de discussion. Mais on peut aller plus loin, en se demandant si l’excellence et la diversité constituent des objectifs possibles. Et si oui, concrètement comment savoir ce qui fait excellence ? Ce qui fait diversité ?
  • et la diversité, ne peut-elle pas être vue aussi plutôt comme un moyen pour atteindre les autres objectifs, dont l’excellence ? Mais à nouveau, comment l’appréhender concrètement pour mesurer cela ? Parle-t-on de diversité des disciplines artistiques ? Des esthétiques (mais lesquelles) ? Des matériaux ? Des langues ? Des artistes (mais alors sur quels critères) ? A partir de quand peut-on considérer qu’il y a diversité vs homogénéité ?… Quid d’autres moyens ? Ainsi, qu’entend-on par accès ?
  • Tout cela, ce sont des questionnements parmi lesquels on doit individuellement choisir ceux que l’on va creuser pour proposer des pistes de réponse et donc des pistes de critères de décision et d’action. La somme de ces choix individuels construit la recherche collective, dont on dit qu’elle est cumulative : les premières pistes de réponses apportées par les un.e.s sont mobilisées par les autres (notamment via les revues de littérature) pour soit aller plus loin dans le même questionnement, soit passer à un de ceux qui ont provisoirement été écartés, et ainsi permettre la comparaison. Les décisions prises peuvent évoluer au fil de la construction de ces pistes de réponses, autrement dit, au fil de l’évolution des connaissances, qui sont à considérer beaucoup plus comme un flux que comme un stock (même les encyclopédies évoluent !). Par exemple, s’il y a quelques décennies, la facilitation de l’accès aux œuvres pouvait être un puissant levier d’accompagnement des individus à la construction de soi, peut-être que faciliter leur participation à la vie culturelle est aujourd’hui au moins aussi utile pour cela (c’est un des sujets en cours de discussion au sein des communautés de recherche sur ces domaines).

Vous l’aurez compris, la recherche en sciences sociales, et ses auteurs et autrices, manipulent des objets complexes, et c’est cette complexité qu’il s’agit de restituer, et de réduire un tant soit peu, sans perdre en rigueur de raisonnement. Bien souvent cela amène à poser beaucoup plus de questions qu’on identifie de réponses (voire plus souvent de pistes de réponses), et c’est déjà une avancée.

Cela peut sembler frustrant mais à terme c’est en fait  très enthousiasmant et libérateur car on renonce à des cadres trop restreints et fragiles, dont on ne sait pas ou plus la raison d’être, pour en construire par soi-même (et oui, il faut oser se lancer) de plus pertinents donc solides.

C’est un grand défi, qui demande de l’entraînement, mais à titre personnel il me semble fondamental et indispensable pour vivre et progresser en société, rien que ça !

Je rejoins sur ce point Hubert Reeves il me semble, que j’ai entendu dire lors d’une interview à France Inter ou Culture, qu’il est convaincu que si tout le monde passait une thèse, la société fonctionnerait beaucoup mieux ! Je mettrai la référence ici si je la retrouve, n’hésitez pas à m’aider si vous l’avez 😀